Une vie
Le 6 février 1981 décède dans le petit village de Châteauneuf-de-Galaure, dans la Drôme, une grande handicapée, Marthe Robin. Elle était née le 13 mars 1902 dans la même ferme où elle a passé toute sa vie. Celle-ci se divise en deux phases : son enfance et son adolescence jusqu’à l’âge de 16 ans. Puis la maladie, à partir de 1918, la rend grabataire durant plus de 50 ans. Mais pendant toute cette période, plus de 100 000 personnes la visitent dans sa chambre. Des milliers d’entre elles en reviendront transformées, si bien qu’aujourd’hui encore son influence est perceptible partout, non seulement en France mais aussi à l’étranger.
Marthe Robin est une simple paysanne. Elle naît dans un petit hameau à deux kilomètres du village, dans un beau paysage de collines. Elle a les qualités du monde rural : le sens du travail, la persévérance, le réalisme. Sa famille est chrétienne, relativement pratiquante, mais pas très fervente. Le village de Châteauneuf, travaillé par un anticléricalisme agressif est alors, comme toute la vallée de la Galaure, en voie de déchristianisation. Cet éloignement des hommes vis-à-vis du Christ marquera douloureusement Marthe pour la vie. C’est une enfant pieuse, sa première communion en 1912 a constitué un premier tournant dans son existence.
Peu à peu, elle conçoit un projet de vie religieuse, mais la loi contre les congrégations (1901) ne facilite pas le discernement. Cependant, en 1918 Marthe est une atteinte d’une maladie, d’autant plus grave et redoutable que l’on en ignore l’origine. Les douleurs sont multiples et extrêmes ; rien ne la soulage. Elle passe par des périodes très dures : on croit qu’elle va mourir. Ses membres se paralysent peu à peu. Au village, on songe à la grippe espagnole qui a tué des centaines de milliers de personnes à la même époque. Marthe est alors considérée comme contagieuse. On ne vient plus la voir. Elle vit en recluse pendant des années. En fait, elle a très probablement une encéphalite, qui ne la lâchera pas de toute sa vie.
Une vocation
Dans ce contexte extrêmement difficile, Marthe, comme beaucoup de grands handicapés, cherche des raisons de survivre. Elle se tourne vers Dieu, seul à pouvoir donner un sens à cette somme de souffrances. En 1925, elle rédige un acte d’abandon à la volonté divine. Trois ans plus tard, au cours d’une mission de Capucins (branche de la famille franciscaine), elle reçoit l’« effusion de l’Esprit » : elle comprend que la souffrance peut être féconde si elle est unie à la Croix du Christ. Même un être paralysé par la maladie peut contribuer à sauver le monde. Dès lors, elle « choisit » sa vie et ne se contente plus de la subir.
Dans les mois et les années qui suivent, cette union avec le Christ crucifié ne cesse de s’approfondir. Marthe fait nombre d’expériences qui la rangent au rang des grands mystiques. En particulier, toutes les semaines, elle revit la Passion du Christ. Elle reçoit les stigmates et a un contact privilégié avec la Vierge Marie, qui semble lui être apparue souvent. Déconcertée par ces phénomènes, elle a la chance d’être aidée par quelques prêtres, et par des lectures qui l’aideront à se situer.
Dans le même temps, son univers humain s’élargit considérablement. On commence à parler d’elle. On vient la voir. On se recommande à ses prières, on lui demande des conseils. On s’aperçoit qu’elle a un charisme de discernement. Aidée par un bon sens évident et une mémoire phénoménale, elle aide les personnes les plus diverses dans les situations les plus complexes alors qu’elle-même ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas et ne vit que de l’Eucharistie. Dans la région de la Drôme et de Lyon, sa réputation perce peu à peu. Une influence
Le 10 février 1936, elle reçoit la visite d’un prêtre lyonnais : l’abbé Georges Finet (1898-1990). Elle comprend qu’il est l’homme envoyé par Dieu pour l’aider à réaliser une œuvre que la Providence lui suggérait depuis quelques temps : la fondation des Foyers de Charité. Le Père Finet est un remarquable prédicateur, il a un caractère plein d’allant, il n’a peur de rien ni de personne. Éclairé et inspiré par Marthe, il commence à prêcher des retraites à Châteauneuf qui, peu à peu, obtiennent un grand succès. Des laïcs se mettent à sa disposition, d’abord pour s’occuper d’une petite école, ensuite pour accueillir les retraitants. Le premier Foyer de Charité est fondé. À la mort de Marthe, il existe une cinquantaine de Foyers répandus dans le monde entier, regroupant environ 600 membres. C’est une institution très dynamique dans l’Église en un temps de grande crise. Les Foyers de Charité, reconnus en 1986 comme association privée internationale de laïcs, sont à l’origine de quantité de vocations et ont favorisé maintes conversions.
Marthe Robin est au centre de toute cette œuvre. Elle accompagne les Pères et les membres des Foyers, elle aide au discernement des fondations. Mais son influence va plus loin. Elle reçoit dans sa chambre jusqu’à soixante personnes par jour au cours des retraites. La vie de beaucoup d’entre elles en est modifiée. Parmi elles, il y a des dizaines d’évêques, des centaines de prêtres. Marthe aide les fondateurs et fondatrices des ordres religieux nés en France juste après la Seconde Guerre mondiale, puis celles et ceux des communautés nouvelles. Dans la période difficile que traverse l’Église après le Concile Vatican II, particulièrement en France, elle reste ferme et calme. Elle est un point de ralliement pour beaucoup. À sa mort en 1981, des milliers de personnes (dont quatre évêques et plus de 200 prêtres) participent à ses obsèques. Le procès de canonisation Le procès de canonisation de Marthe Robin est ouvert dans le délai normal de cinq ans, dès 1986. La phase diocésaine est menée auprès de l’évêché de Valence de 1986 à 1996. Des centaines de témoignages affluent. Sur avis favorable du tribunal diocésain, la phase romaine est entamée en 1996. Un énorme dossier est transmis à Rome où tout est revérifié. En 2010 la Positio, c’est-à-dire le résumé du procès, est approuvée par les instances romaines. Le 7 novembre 2014, Marthe est déclarée Vénérable. De très nombreux témoignages de grâces, de faveurs et même de miracles affluent à Châteauneuf ; la ferme de Marthe Robin est devenue un lieu de visites et de prières très fréquenté. Marthe Robin apparaît ainsi, dans la conscience des chrétiens, comme un des grands personnages de l’Église de France dans le monde de ce temps et, en raison de son influence, une fondatrice pour l’évangélisation des temps à venir. ComplémentsMarthe Robin et le renouveau de l’Église.
Marthe Robin vient d’un monde chrétien traditionnel, mais elle a perçu très vite la nécessité de renouveler le catholicisme de son temps. Elle a été l’apôtre d’une « nouvelle Pentecôte d’amour », terme qu’utiliseront Pie XII et Jean XXIII. En effet, elle a compris que l’Église ne pouvait plus fonctionner uniquement comme un système hiérarchique où seuls clergé et religieux reçoivent la mission d’évangéliser. Dans un monde en voie de déchristianisation, ce sont tous les laïcs qui doivent témoigner du Christ. C’est pourquoi elle a fondé les Foyers de Charité où des prêtres, vivant ensemble avec des laïcs, hommes et femmes, témoignent de la beauté de la vie chrétienne et, chacun à sa manière, portent l’Évangile aux personnes accueillies.
Cette perspective explique pourquoi Marthe a accueilli avec joie le concile de Vatican II dont elle a été, à sa manière, comme un des précurseurs. Elle a soutenu les personnes désemparées, mais elle a aussi posé les bases de l’Église qui naîtrait au-delà de la crise. Elle est ainsi un modèle et une protectrice de pour la nouvelle évangélisation.
Marthe Robin vue par le philosophe Jean Guitton (Portrait de Marthe Robin, 1985, Préface et Chapitre 1).
Qui était la femme inconnue dont je fais le portrait ? – Une paysanne de France qui recevait dans sa maison ; qui pendant trente années n’a pris aucune nourriture, aucune boisson ; qui était stigmatisée, souffrant chaque vendredi les douleurs de la Passion ; qui fonda sur toute la terre soixante « foyers de charité » ; qui fut sans doute l’être le plus étrange, le plus extraordinaire, le plus déconcertant de notre époque ; qui, en ce siècle de télévision, demeura inconnue du public (sauf le jour de sa mort), ensevelie dans un profond silence. […]
Marthe fut une mystique, une mystique de première grandeur. Les mystiques diffèrent par la grandeur comme les étoiles. […] Marthe avait connu tous ces états mystiques. Elle les avait même dépassés. […]
J’ajoute que, parmi tous les êtres que j’ai fréquentés dans une longue vie, Marthe est celui qui m’a le plus donné cette impression si rare, faite de curiosité, d’envie et de surprise, que tout esprit ressent devant le « génie ».
L’inédie de Marthe Robin.
On appelle « inédie » l’abstention totale et durable de nourriture et de boissons, hormis la communion eucharistique. Depuis une quarantaine d’années, une question revient souvent : ce phénomène est-il d’origine surnaturelle ou constitue-t-il une difficulté pathologique ? Un être humain peut-il vivre sans manger et sans boire ? La médecine répond par la négative. Passé un délai de 24 heures, l’organisme ne résiste pas à une privation d’eau. En quelques jours, l’absence d’alimentation conduit à la mort.
Or, nous possédons de nombreux témoignages sur des cas d’inédie depuis la fin du IIIe siècle de notre ère. Ermites, Pères du désert, moines, contemplatives vivent parfois plusieurs années sans jamais s’alimenter. Le Moyen Âge regorge d’exemples. En 1433, Lydwine de Schiedman rend son âme à Dieu après 28 ans d’inédie ! À la même époque, le saint helvétique Nicolas de Flüe vit sans s’alimenter. Plus proche de nous, des mystiques du XIXe et du XXe siècle font une expérience similaire : Thérèse Neumann (1898-1962) et bien-sûr Marthe Robin.
Sur le plan médical, des contrôles extrêmement rigoureux ont pu être mis en place, notamment au sein de structures hospitalières. Marthe Robin n’a pu être contrôlée de cette façon, vivant allongée en permanence dans sa chambre.
Deux éléments importants méritent d’être cités :
1. Marthe portait elle-même un regard de prudence et de sagesse sur les phénomènes qu’elle vivait, dont l’inédie. Pour elle, l’essentiel n’est pas dans ces manifestations prodigieuses mais dans l’union intérieure au Christ ;
2. Comme dans les cas véridiques - car il existe des fraudes dans ce domaine - l’inédie de Marthe n’est pas un fait isolé mais est accompagné d’autres manifestations « extraordinaires » : visions, prophéties, lectures des âmes, extases, stigmates… Son inédie commence à la fin des années 1920, quand Marthe n’a pas encore atteint la trentaine. À la même époque, elle perd le sommeil et l’usage de ses quatre membres. L’hostie devient son unique nourriture, une à deux fois par semaine.
Dans de telles conditions, il est pour le moins très surprenant que Marthe ait trouvé la force de recevoir des milliers de personnes jusqu’à sa disparition, du plus humble travailleur aux plus importants pontifes de la philosophie ou des sciences. Même si les médecins n’ont pu isoler la mystique hors de son cadre habituelle de vie, l’inédie de Marthe, longue de plus d’un demi-siècle, écarte toute hypothèse de supercherie en la matière.
De son vivant, Marthe embarrassa les scientifiques. En 1942, Mgr Camille Pic, évêque de Valence, envoya près d’elle deux médecins lyonnais pour observer les phénomènes auxquels elle était sujette. Un premier compte-rendu avança l’hypothèse d’une encéphalite. En fait cette piste fut rapidement abandonnée, les praticiens n’ayant établi aucun protocole rigoureux et l’encéphalite n’étant pas une pathologie assez grave pour expliquer les phénomènes de Marthe. Puis les deux médecins changèrent d’avis et notèrent que ces manifestations incroyables étaient « d’ordre surnaturel », ce qui, notons-le, constituaient une appréciation dépassant leur domaine de compétence.
Cette question de l’origine inconnue de l’inédie réapparut en 1987, avec l’ouverture du procès en béatification. Les médecins s’interrogèrent selon leurs orientations philosophiques : Marthe fut-elle une mystique authentique ou une simulatrice hors pair ? Était-elle le jouet du diable ou une personne sensible à la parapsychologie ?
Marthe Robin a rendu son âme à Dieu voici 35 ans. Depuis cette date, personne - scientifique, théologien ou simple enquêteur - n’a jamais décelé le moindre début de fraude chez elle. Plus que son inédie, les fruits spirituels qu’elle a laissés (création des Foyers de charité et accompagnement spirituel de milliers de fidèles) donnent la mesure de son union à Dieu.
Sources documentaires- Collectif, Actes du colloque Marthe Robin, si petite, si grande, lumières sur un itinéraire spirituel, Châteauneuf-de-Galaure, Éd. Foyer de Charité, 2003.
- Antier Jean-Jacques, Marthe Robin, le Voyage immobile, Perrin, 2006.
- Docteur Assailly Alain, Marthe Robin. Témoignage d’un psychiatre, Paris, 1996.
- Bouflet Joachim, Encyclopédie des phénomènes extraordinaires de la foi dans la vie mystique, t. 2, Paris, Le Jardin des Livres, 2002.
- Gosset Thierry, « Robin (Marthe) », dans Audrey Fella (sous la dir. de), Les Femmes mystiques. Histoire et dictionnaire, Robert Laffont, 2013, p. 836-840.
- Guitton Jean, Portrait de Marthe Robin, Grasset, 1985.
- Id. et Jean-Jacques Antier, Les Pouvoirs mystérieux de la foi, Perrin, 1993, p. 69-92.
- Peyret R., « Robin (Marthe) », dans Dictionnaire de Spiritualité et de Mystique, t. 13, Beauchesne, 1988, col. 835-836.
- Père Bernard Peyrous, « Robin (Marthe) », dans Patrick Sbalchiero (sous la dir. de), Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, Fayard, 2002, p. 687.
- Père Peyrous Bernard, La Vie de Marthe Robin, Éd. de l’Emmanuel/Foyer de la Charité, 2006. - Renard Hélène, Des Prodiges et des hommes, Pocket, 1999, p. 15-45.